22
Le gouffre

 

 

De la fumée, qui émanait du sol même sur lequel ils se tenaient, flottait de façon sinistre et s’enroulait autour de leurs pieds. D’après l’angle de ses volutes et le fait qu’elle descende plus bas à seulement quelques dizaines de centimètres de chaque côté, pour ensuite s’élever en un nouveau nuage, les compagnons comprirent qu’ils se trouvaient sur une saillie étroite, une passerelle enjambant quelque gouffre sans fin.

D’autres ponts, dont aucun ne mesurait plus de un mètre de large, s’entrecroisaient au-dessus et en dessous d’eux et, d’après ce qu’ils voyaient, il n’existait pas d’autre endroit où poser le pied sur ce plan. Aucune masse de terre concrète n’apparaissait nulle part, en dehors de ces passerelles tournoyantes qui s’entrelaçaient.

Ils ne pouvaient se mouvoir que très lentement, comme s’ils devaient lutter contre le poids de l’air. Ce lieu, un monde sombre et oppressant rempli d’odeurs infectes et de cris angoissés, respirait le mal. D’ignobles monstres difformes les survolaient dans ce vide lugubre en hurlant de joie devant cette apparition inespérée de proies si appétissantes. Les quatre compagnons, dont la ténacité face aux périls de leur propre monde était à toute épreuve, se sentirent soudain dépourvus de courage.

— Les Neuf Enfers ? murmura Catti-Brie d’une petite voix, craignant que ses mots mettent un terme à l’inaction temporaire de la multitude rassemblée dans les ombres omniprésentes.

— Hadès, supposa Drizzt, mieux versé dans la connaissance des plans. Le domaine du Chaos.

Bien que se tenant juste à côté de ses amis, ses paroles leur semblèrent aussi lointaines que celles de Catti-Brie.

Bruenor s’apprêtait à grogner une réponse mais sa voix s’évanouit quand il porta le regard sur Catti-Brie et Wulfgar, ses enfants, ou du moins les considérait-il comme tels. Il ne pouvait maintenant plus rien faire pour les aider.

Wulfgar se tourna vers Drizzt, en quête de solutions.

— Comment nous en sortir ? demanda-t-il de but en blanc. Existe-t-il une porte ? Une fenêtre qui débouche sur notre monde ?

Drizzt secoua la tête. Il voulait les rassurer et leur donner le courage d’affronter le danger, mais, cette fois, il n’avait pas de réponse à leur fournir. Il ne voyait aucune issue, aucun espoir.

Une créature aux ailes de chauve-souris, qui ressemblait à un chien mais dont le visage grotesque était indéniablement humain, plongea sur Wulfgar, ses serres vicieuses visant l’épaule du barbare.

— Couche-toi ! lui cria Catti-Brie à la dernière seconde.

Le barbare ne se posa pas de questions. Il se laissa tomber ventre à terre et la créature manqua sa cible. Elle dévia sa trajectoire et décrivit une boucle, puis resta suspendue dans les airs durant une fraction de seconde, tout en effectuant un demi-tour serré, avant de plonger de nouveau, avide de chair vivante.

Catti-Brie se tenait prête cette fois et quand l’agresseur approcha du groupe, elle décocha une flèche. Celle-ci fila mollement en direction de sa cible en décrivant un trait d’un gris terne au lieu de sa couleur argentée typique. La flèche magique explosa cependant avec sa puissance habituelle et produisit un vilain trou dans la fourrure canine et déséquilibra le vol du monstre. Celui-ci passa juste au-dessus d’eux en tentant de se rétablir et Bruenor lui assena un coup de hache qui l’envoya tournoyer en chute libre dans les ténèbres qu’ils surplombaient.

Cette victoire mineure ne combla pas de joie les quatre compagnons. Une centaine de bêtes similaires voletaient de tous côtés, dont beaucoup étaient dix fois plus imposantes que celle que Bruenor et Catti-Brie avaient abattue.

— Il ne faut pas rester ici, marmonna Bruenor. Où allons-nous, l’elfe ?

Drizzt aurait préféré ne pas quitter l’endroit où ils se trouvaient mais il était conscient que se diriger vers un but réconforterait ses amis et leur donnerait au moins la sensation de progresser vers une issue à leur problème. Seul le drow comprenait pleinement l’horreur qu’ils devaient désormais affronter. Il était le seul à savoir que, quel que soit le lieu sur ce plan sombre, la situation demeurerait inchangée, qu’aucune échappatoire n’était possible.

— Par là, dit-il après avoir feint de réfléchir quelques instants. S’il existe une porte, je sens qu’elle doit se trouver par là.

Il avança d’un pas sur l’étroite passerelle mais s’arrêta net quand la fumée se souleva en tourbillons un peu plus loin.

Puis ça se dressa devant lui.

De forme humanoïde, la chose était immense et élancée, dotée d’une tête bulbeuse de batracien et de longues mains à trois doigts qui se terminaient par des griffes. Plus grand que Wulfgar lui-même, la créature dominait très nettement Drizzt.

— Le Chaos, elfe noir ? articula cette chose d’une voix gutturale et étrangère au monde des hommes. Hadès ?

Scintillante brilla vivement dans la main de Drizzt, tandis que son autre lame, celle forgée avec de la magie glaciale, fut près de se jeter sur le monstre.

— Une erreur, tu commets…, croassa la créature.

Bruenor se précipita aux côtés de Drizzt.

— Va-t’en, démon ! gronda-t-il.

— Ce n’est pas un démon, dit l’elfe, qui avait saisi l’allusion de la bête et qui se souvenait de la plupart des nombreuses leçons qu’il avait reçues à propos des plans durant ses années passées dans la cité des drows. C’est un démodande. (Bruenor le considéra d’un air curieux.) Et ce n’est pas le plan de Hadès. Mais de Tartérus.

— Bien, elfe noir, siffla le démodande. Expert en plans inférieurs est ton peuple.

— Tu n’ignores donc pas sa puissance, bluffa Drizzt. Tu sais ce que nous infligeons à ceux, même s’ils sont des seigneurs démons, qui se mettent en travers de notre chemin.

Le démodande lâcha un rire, ou quelque chose d’approchant, même si cela tenait plus du gargouillis agonisant d’un noyé.

— Les drows morts ne se vengent pas. Loin de chez toi tu es !

La créature tendit une main nonchalante vers Drizzt.

— Moradin ! cria Bruenor avant de frapper le démodande avec sa hache en mithral.

Ce dernier se montra plus rapide que le nain s’y était attendu et évita sans difficulté l’attaque, qu’il contra d’un coup de son bras, envoyant le nain rouler un peu plus loin sur la passerelle.

Le monstre tendit alors ses griffes immondes vers son agresseur.

Scintillante trancha cette main en deux avant qu’elle ait atteint Bruenor.

Stupéfait, le démodande se retourna vers Drizzt.

— Tu m’as blessé, elfe noir ! crissa-t-il, sans la moindre pointe de douleur dans la voix. Mais mieux tu dois frapper !

Il lança sa main blessée vers Drizzt et, pendant que celui-ci esquivait le coup, il envoya sa seconde main achever le travail de la première en déchirant l’épaule du nain à terre d’une triple entaille.

— Sale bestiole ! rugit Bruenor en se rétablissant sur ses genoux. Espèce de chose dégoûtante et gluante…

Tout en maugréant, il lança un second assaut, sans succès.

Derrière Drizzt, Catti-Brie se baissait et se redressait, tentant de trouver une ouverture pour Taulmaril, tandis qu’à côté d’elle Wulfgar se tenait prêt, le pont étroit ne lui permettant pas de se porter à la hauteur du drow.

Drizzt se déplaçait mollement et maniait ses cimeterres bizarrement. Peut-être était-ce dû à la fatigue accumulée lors de sa longue nuit de combats, ou alors à l’inhabituel poids de l’air sur ce plan, mais Catti-Brie, qui l’observait avec attention, ne l’avait jamais vu si peu efficace.

Toujours à genoux un peu plus loin sur le pont, Bruenor donnait des coups de hache plus par frustration qu’avec la rage de vaincre dont il était coutumier.

Catti-Brie comprit soudain. La fatigue et la densité de l’air n’étaient pas en cause ; c’était le désespoir qui s’était abattu sur ses amis.

Elle se tourna vers Wulfgar afin de lui dire d’intervenir mais la vue du barbare ne la rassura guère. Son bras blessé pendait mollement sur son flanc et la lourde tête de Crocs de l’égide était plongée sous le voile de fumée qui flottait plus bas. Combien de combats était-il capable d’enchaîner ? Combien de ces affreux démodandes parviendrait-il à abattre avant d’être terrassé à son tour ?

Qu’apporterait une victoire sur un plan où les affrontements semblent ne jamais devoir cesser ? se demanda-t-elle.

Drizzt était encore plus désespéré. Lors de toutes les épreuves traversées au cours de sa vie tumultueuse, il avait toujours gardé confiance dans le triomphe de la justice. Même s’il n’avait jamais osé le reconnaître, il avait toujours cru que sa foi inflexible en ses précieux principes le récompenserait comme il le méritait. À présent, il devait gérer cette situation, un affrontement qui ne pouvait s’achever que par la mort, où chaque victoire ne faisait que provoquer un autre combat.

— Réveillez-vous ! cria Catti-Brie.

Bien que ne disposant pas d’une réelle ouverture, la jeune femme tira tout de même. Sa flèche laissa un trait de sang sur le bras de Drizzt avant d’exploser sur le démodande, qui recula d’un pas, ce qui permit à Bruenor de se replacer en toute hâte près de l’elfe.

— Vous avez donc perdu votre rage de vaincre ? leur reprocha Catti-Brie.

— Du calme, ma fille, écoute-moi…, répondit le nain d’un ton morne tout en visant les genoux du monstre.

Celui-ci sauta prudemment par-dessus la hache et porta une nouvelle attaque, que Drizzt para.

— C’est toi qui vas m’écouter, Bruenor Marteaudeguerre ! cria Catti-Brie. Tu oses te prétendre le roi de ton clan. Ha ! Garumn doit se retourner dans sa tombe en te voyant te battre ainsi !

Bruenor lança un regard furieux à sa fille, trop vexé pour répliquer.

Drizzt tenta de sourire. Il avait compris la manœuvre de la jeune femme, de cette merveilleuse jeune femme. Son feu intérieur se ralluma dans ses yeux lavande.

— Rejoins Wulfgar, dit-il à Bruenor. Couvre nos arrières et surveille les attaques venant d’en haut.

Drizzt plongea son regard dans les yeux du monstre, qui remarqua son brusque changement d’attitude.

— Approche, faratsu, dit posément le drow, qui se souvenait du nom donné à ce type particulier de créature. Faratsu… la dernière espèce de démodande. Approche et goûte donc au tranchant d’une lame de drow.

Bruenor s’écarta de Drizzt presque en riant. Une partie de lui-même avait envie de se demander à quoi cela servait mais une autre, plus importante, celle que Catti-Brie avait réveillée grâce à ses remarques piquantes à propos du fier passé des siens, avait autre chose à dire.

— Venez vous battre ! rugit-il en direction des ombres du gouffre sans fond. Nous avons d’quoi occuper la totalité des habitants d’votre fichu monde !

En une seconde, Drizzt reprit ses esprits. Ses gestes, bien que toujours ralentis par la lourdeur du plan, n’en étaient pas moins magnifiques. Il feintait, tranchait et parait en harmonie afin de compenser chaque mouvement du démodande.

D’instinct, Wulfgar et Bruenor firent mine de s’élancer pour l’aider mais ils s’arrêtèrent pour contempler le spectacle.

Catti-Brie gardait le regard tourné vers l’extérieur et décochait une flèche quand une forme ignoble jaillissait de la fumée stagnante. Elle visa soudain une silhouette qui tombait depuis les ténèbres loin au-dessus d’eux.

Elle relâcha la corde de Taulmaril à la dernière seconde, abasourdie.

— Régis ! cria-t-elle.

Le halfelin acheva sa chute à vitesse modérée en se réceptionnant avec un bruit sourd dans la fumée d’un autre pont, à une dizaine de mètres de ses amis, dont il restait séparé par le vide. Il se releva et parvint à conserver son équilibre, bien que désorienté et en proie à une vague de vertiges.

— Régis ! hurla de nouveau Catti-Brie. Comment es-tu arrivé ici ?

— Je vous ai vu dans cet affreux cercle, expliqua le halfelin. J’ai pensé que vous auriez sûrement besoin d’aide.

— Tu parles ! J’dirais plutôt que tu as été jeté là-dedans, Ventre-à-Pattes ! répondit Bruenor.

— Ravi de te revoir aussi, répliqua Régis. Mais cette fois, tu te trompes ! Je suis venu de mon plein gré… pour vous apporter ceci !

Il brandit alors le sceptre orné de sa perle.

Bruenor avait sincèrement été heureux de revoir son ami avant même que celui-ci réfute ses soupçons. Le halfelin montra encore le sceptre à ses amis.

— Attrapez-le ! les supplia-t-il en s’apprêtant à le lancer. C’est votre seule chance de sortir d’ici !

Il tâcha de calmer ses nerfs – il ne disposait que d’un seul essai – et lança le sceptre aussi fort que possible. L’objet partit en tournoyant sur lui-même avec une lenteur fascinante, et suivit une trajectoire en direction des trois paires de mains tendues.

Hélas, il ne parvint pas à suffisamment percer l’air dense et perdit sa vitesse peu avant d’atteindre la passerelle.

— Non ! hurla Bruenor en voyant leurs espoirs s’envoler.

Catti-Brie refusa d’accepter cela. Tout en lâchant un grognement, elle détacha sa ceinture et lâcha Taulmaril dans le même geste.

Puis elle plongea vers le sceptre.

Bruenor se coucha à terre afin d’attraper les chevilles de sa fille mais il les manqua nettement. Un air satisfait se dessina sur le visage de la jeune femme quand elle attrapa le sceptre. Elle se tourna sur elle-même dans les airs et lança l’objet vers les mains tendues de Bruenor avant de poursuivre sa chute hors de vue et sans un cri.

 

***

 

LaValle examinait le miroir de ses mains tremblantes. L’image du groupe et du plan de Tartérus s’était brouillée en un flou sombre quand Régis avait bondi dans le cercle avec le sceptre. Mais cela n’était que le cadet des soucis du magicien pour le moment. Une légère fissure, uniquement perceptible de très près, se dessinait lentement jusqu’au centre du Cercle de Taros.

LaValle se retourna vers Amas et se précipita sur lui pour s’emparer de sa canne. Trop surpris pour repousser le magicien, Amas lâcha l’objet et recula, intrigué.

LaValle se rua vers le miroir.

— Nous devons détruire sa magie ! s’écria-t-il tout en frappant l’image vitreuse du bâton de marche. (La canne en bois fut brisée en plusieurs morceaux par la puissance de l’appareil magique et le magicien, projeté à l’autre bout de la pièce, gémit pitoyablement :) Détruisez-le ! Détruisez-le !

— Fais d’abord revenir le halfelin ! rétorqua Amas, qui se souciait surtout de Régis et de la statuette.

— Vous ne comprenez pas ! hurla LaValle. Le halfelin détient le sceptre ! Je ne peux pas fermer l’autre côté du portail !

L’expression d’Amas passa de la curiosité à l’inquiétude quand il prit conscience du sérieux de la terreur de son magicien.

— Mon cher LaValle, commença-t-il calmement. Es-tu en train de me dire que nous avons là une porte ouverte sur Tartérus qui donne sur mes appartements ?

LaValle hocha humblement la tête.

— Détruisez-le ! Détruisez-le ! cria Amas aux eunuques qui se tenaient derrière lui. Suivez les ordres du magicien ! Réduisez ce cercle infernal en pièces !

Il ramassa l’extrémité de sa canne en miettes, un objet ferré d’argent et méticuleusement sculpté qui lui avait été personnellement offert par le pacha du Calimshan.

Le soleil matinal était encore bas dans le ciel de l’est mais le maître de guilde avait déjà deviné que la journée à venir ne serait pas bonne.

 

***

 

Tremblant de colère et d’effroi, Drizzt se précipita en hurlant vers le démodande et le frappa, visant chaque fois plusieurs endroits critiques. La créature, agile et expérimentée, esquiva le premier assaut mais ne put arrêter le drow enragé. Scintillante trancha net à hauteur de l’épaule un bras levé en guise de protection, tandis que l’autre lame plongeait dans le cœur du monstre. Drizzt sentit une vague de puissance affluer dans son bras quand le cimeterre aspira la force vitale de la misérable créature mais il la contint, l’étouffant avec sa propre rage et conserva obstinément sa position.

Quand la chose fut étendue au sol, sans vie, il se retourna vers ses compagnons.

— Je n’ai pas…, bégaya Régis depuis l’autre côté du précipice. Elle… Je…

Ni Bruenor ni Wulfgar ne lui répondirent. Ils demeuraient figés et regardaient les ténèbres vides en contrebas.

— Cours ! cria Drizzt en voyant un démodande s’approcher du halfelin. On te récupérera !

Régis leva les yeux du gouffre et examina la situation.

— Inutile ! répondit-il en sortant la statuette et en la brandissant afin que Drizzt l’aperçoive. Guenhwyvar me sortira d’ici, ou bien alors peut-être pourrait-elle aider à…

— Non ! le coupa l’elfe, devinant ce qu’il allait proposer. Appelle la panthère et pars d’ici !

— Nous nous retrouverons dans un endroit plus agréable, lança Régis, des larmes dans la voix.

Il déposa la figurine devant lui et prononça doucement l’invocation.

Drizzt prit le sceptre des mains de Bruenor et posa une main réconfortante sur l’épaule de son ami, puis il porta l’objet contre son torse et accorda ses pensées à ses émanations magiques.

Sa supposition se vit confirmée ; le sceptre était en effet une clé du portail qui conduisait vers leur propre plan, une porte que le drow sentait toujours ouverte. Il ramassa Taulmaril et la ceinture de Catti-Brie.

— Venez, dit-il à ses deux amis, dont les regards étaient encore rivés sur les ténèbres. Il les poussa le long de la passerelle, doucement mais fermement.

 

***

 

Guenhwyvar sentit la présence de Drizzt Do’Urden dès qu’elle se matérialisa sur le plan de Tartérus. Elle s’avança en hésitant quand Régis lui demanda de le prendre avec elle mais celui-ci possédait désormais la statuette et elle avait toujours considéré le halfelin comme un ami. Régis se retrouva bientôt dans un tunnel tournoyant de ténèbres, dérivant vers la lumière distante qui marquait le plan d’origine de Guenhwyvar.

C’est alors qu’il se rendit compte de son erreur.

La statuette d’onyx, le lien vers Guenhwyvar, était toujours posée sur le pont fumant de Tartérus.

Régis se retourna et lutta contre l’attraction des courants des tunnels planaires. Il vit l’obscurité au fond du tunnel et devina les risques qu’il prenait en s’en approchant. Il ne pouvait abandonner la figurine, pas seulement parce qu’il craignait de perdre son splendide ami félin, mais surtout parce qu’il était frappé d’horreur à l’idée qu’une bête immonde des plans inférieurs en prenne le contrôle. Courageusement, il introduisit sa main à trois doigts à travers le portail qui se refermait.

Tous ses sens s’embrouillèrent. Des explosions inouïes de signaux et d’images en provenance des deux plans le submergèrent en une vague nauséeuse, qu’il bloqua en focalisant ses pensées sur les énergies et les sensations de sa main.

Puis sa main toucha quelque chose de dur, quelque chose d’extrêmement tangible, qui résista à sa traction, comme si l’objet n’était pas supposé franchir une telle porte.

Régis était maintenant totalement écartelé, les pieds tirés dans le tunnel par l’incessante force et sa main obstinément accrochée à la statuette qu’il ne laisserait pas derrière lui. Au prix d’une dernière traction, rassemblant toute la force dont il était capable – peut-être même un peu plus -, le petit halfelin attira la figurine à travers la porte.

Le paisible voyage dans le tunnel planaire se transforma alors en un cauchemar de sauts et de rebonds, Régis filant à toute allure la tête à l’envers en se heurtant aux parois, qui se déformèrent subitement, comme pour lui refuser le passage. Malgré tout cela, Régis se concentra sur une seule pensée : conserver la statuette en main.

Il songea qu’il allait certainement mourir. Il ne survivrait pas à ce violent tourbillon.

Puis le phénomène cessa aussi brutalement qu’il avait commencé. Régis, qui tenait toujours la figurine, se retrouva assis à côté de Guenhwyvar, adossé contre un arbre astral. Il cligna des yeux et regarda autour de lui n’osant croire à sa chance.

— Ne t’inquiète pas, dit-il à la panthère. Ton maître et les autres retourneront dans leur monde. (Il considéra la statuette qui représentait son unique lien avec le plan matériel.) Mais comment moi, vais-je m’y prendre ?

Tandis que Régis se laissait aller au désespoir, Guenhwyvar réagit d’une façon différente. Elle fit un tour complet sur elle-même et lâcha un puissant rugissement dans la vaste étendue étoilée du plan. Stupéfait, Régis regarda le félin, qui bondit et rugit encore, avant de sauter soudain dans le néant astral.

Plus perturbé que jamais, Régis baissa les yeux vers la statuette. Une pensée, un espoir, effaça d’un coup tout le reste à cet instant.

Guenhwyvar savait quelque chose.

 

***

 

Avec Drizzt, plus féroce que jamais, à leur tête, les trois amis chargeaient, tranchant tout ce qui se présentait sur leur chemin. Bruenor et Wulfgar se battaient sauvagement, persuadés que le drow les conduisait vers Catti-Brie.

La passerelle décrivit une courbe, et quand Bruenor se rendit compte qu’elle s’élevait, il s’inquiéta. Il était sur le point de protester, de rappeler à l’elfe que sa fille était tombée vers le bas, mais quand il se retourna, il vit que la zone de laquelle ils étaient partis les surplombait de façon très nette. Bruenor était un nain habitué aux tunnels obscurs et il était capable de ressentir sans se tromper la moindre inclinaison.

Ils grimpaient, encore plus abruptement que précédemment, et l’endroit qu’ils avaient quitté continuait à s’élever au-dessus d’eux.

— L’elfe ! Comment… ? hurla-t-il. On monte, on monte, mais mes yeux me disent qu’on descend !

Drizzt se retourna et comprit aussitôt de quoi parlait son ami. Cependant, il n’avait pas de temps à consacrer à des réflexions philosophiques ; il se contentait de suivre les émanations du sceptre qui les conduiraient à coup sûr vers une porte. Il s’arrêta tout de même pour envisager une éventuelle excentricité de ce plan sans direction et apparemment circulaire.

Un autre démodande se dressa devant eux mais Wulfgar l’expulsa de la passerelle avant qu’il ait l’occasion de porter un coup. Le barbare était maintenant envahi par une colère aveugle, une troisième poussée d’adrénaline qui surpassait ses blessures et sa fatigue. Il s’arrêtait régulièrement pour regarder autour de lui, en quête de quelque créature néfaste à abattre, puis il se hâtait de rejoindre Drizzt afin d’être le premier à frapper la prochaine chose qui entraverait leur progression.

La fumée tourbillonnante se sépara soudain en deux devant eux et ils aperçurent une image éclairée, floue mais clairement issue de leur propre plan.

— La porte, dit Drizzt. Le sceptre l’a maintenue ouverte. Bruenor passera en premier.

Le nain, blafard sous l’effet de la stupeur, se tourna vers le drow.

— Partir d’ici ? lâcha-t-il dans un souffle. Comment peux-tu m’demander d’quitter cet endroit, l’elfe ? Ma fille y est encore !

— Elle est partie, mon ami, lui répondit Drizzt avec douceur.

— Bah ! grogna Bruenor, même si cela ressembla plus à un reniflement. Ne l’affirme pas trop vite.

Drizzt le considéra avec une sympathie sincère mais refusa de discuter ce point ou de changer d’avis.

— Même si elle était partie, j’resterais quand même, déclara le nain. Je retrouverais son corps et je le sortirais de cet éternel enfer !

L’elfe empoigna son ami par l’épaule et se plaça face à lui.

— Bruenor, tu dois retourner là où est notre place à tous. N’amoindris pas le sacrifice que Catti-Brie a consenti pour nous. Ne lui vole pas la valeur de sa chute.

— Comment peux-tu me demander de partir ? insista Bruenor avec des sanglots qu’il ne tenta pas de cacher. Comment peux-tu…

Le bord de ses yeux gris se brouilla de larmes.

— Ne pense pas à ce qu’il s’est produit ! lui dit sèchement Drizzt. Au-delà de cette porte se trouve le magicien qui nous a envoyés ici ! Le magicien qui a envoyé Catti-Brie ici !

C’était tout ce qu’avait besoin d’entendre Bruenor Marteaudeguerre. Ses larmes furent remplacées par du feu dans ses yeux, puis il plongea avec un rugissement dans le portail, sa hache lui ouvrant le chemin.

— Maintenant…, commença Drizzt avant d’être coupé par Wulfgar.

— Vas-y, Drizzt. Venge Catti-Brie et Régis. Achève la quête que nous avons entamée ensemble. En ce qui me concerne, je ne trouverai plus jamais de repos. Ce vide est en moi pour toujours.

— Elle est partie, répéta le drow.

Wulfgar hocha la tête.

— Tout comme moi, dit-il d’une voix posée.

Drizzt chercha un moyen de réfuter cet argument mais le chagrin de son ami semblait trop profond pour qu’il s’en débarrasse un jour.

Wulfgar leva soudain les yeux et ouvrit grand la bouche, à la fois horrifié et ravi. Drizzt se retourna, moins surpris mais tout de même bouleversé par ce qu’il vit.

Catti-Brie chutait mollement et lentement dans le ciel noir au-dessus d’eux.

Ce plan était circulaire.

Les deux hommes s’appuyèrent l’un sur l’autre pour se soutenir. Il leur était impossible de déterminer si Catti-Brie était vivante ou morte. Elle était au moins gravement blessée, et tandis qu’ils la regardaient, un démodande ailé fondit sur elle et lui agrippa une jambe de ses énormes griffes.

Avant même qu’une pensée consciente se soit formée dans l’esprit de Wulfgar, Drizzt avait armé Taulmaril et décoché une flèche d’argent. Elle éclata sur le côté de la tête du monstre et le tua net au moment où il s’emparait de la jeune femme.

— Pars ! cria Wulfgar à Drizzt en avançant d’un pas. Je comprends quelle est ma quête maintenant ! Je sais ce que je dois faire !

Drizzt avait une autre idée en tête. Il glissa un pied entre les jambes du barbare avant de se retourner et de frapper l’arrière des genoux de son ami avec son autre jambe, ce qui fit trébucher ce dernier sur le côté, vers le portail. Wulfgar comprit instantanément quelle était l’intention du drow et lutta pour conserver son équilibre.

Une fois de plus, Drizzt se montra le plus rapide. La pointe de l’un de ses cimeterres vint érafler la pommette du barbare et l’empêcha de se déplacer dans la direction souhaitée. Alors qu’il était tout près du portail, Drizzt le suspecta de tenter quelque manœuvre désespérée et lui assena un violent coup de pied sous l’épaule.

Trahi, Wulfgar tomba à la renverse dans la pièce principale des appartements du Pacha Amas. Sans tenir compte de son nouvel environnement, il empoigna le Cercle de Taros qu’il secoua de toutes ses forces.

— Traître ! hurla-t-il. Je ne l’oublierai jamais, maudit drow !

— Reste où tu es ! lui cria Drizzt à travers les plans. Seul Wulfgar dispose de la force nécessaire pour maintenir cette porte ouverte de façon certaine. Wulfgar et personne d’autre ! Retiens-la, fils de Beornegar. Si tu tiens à Drizzt Do’Urden et si tu as jamais aimé Catti-Brie, retiens la porte !

Drizzt ne put faire plus qu’espérer avoir éveillé la petite part de raison noyée dans la colère du barbare. Il se détourna du portail, glissa le sceptre dans sa ceinture et accrocha Taulmaril à son épaule. Catti-Brie se trouvait désormais plus bas que lui et chutait encore, toujours inerte.

Drizzt dégaina ses deux cimeterres. Il se demanda combien de temps cela lui prendrait de tirer la jeune femme jusqu’à une passerelle puis de retrouver son chemin jusqu’au portail. Ou bien serait-il, lui aussi, condamné à une chute éternelle ?

Et combien de temps Wulfgar parviendrait-il à maintenir le passage ouvert ?

Il chassa ces questions. Il n’avait pas le temps de faire des suppositions quant à leurs réponses.

Ses yeux lavande s’embrasèrent, Scintillante brillant dans une main tandis qu’il sentait son autre lame le supplier de lui offrir un cœur de démodande à mordre.

Avec tout le courage qui avait caractérisé l’existence de Drizzt Do’Urden affluant dans ses veines, ainsi qu’avec toute la fureur que lui inspirait l’injustice faite à cette magnifique jeune femme brisée qui tombait dans un vide sans fin, il plongea à son tour dans les ténèbres.

Le Joyau du Halfelin
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